„Je n'ai jamais été hostile qu'à la bêtise et à la violation des droits de l'homme.”

Source et d'autres citations

Eugène Ionesco 1977: "La Création ratée"

Le texte suivant est un extrait de l'ouvrage "Antidotes" de 1977, pages 207-212.

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"À propos de Beckett"

L'interprétation que des esprits plus ou moins éminents donnent de l'œuvre et de la personne de Beckett est aberrante. En effet, voir dans Beckett une victime de la société bourgeoise, du capitalisme, va contre l'œuvre et la pensée de l'écrivain. Ce n'est pas de la condition sociale et politique que Samuel Beckett souffre mais bien de notre condition existentielle, de la situation métaphysique de l'homme. Ce malaise est inhérent à la condition humaine. Toutes les sociétés sont mauvaises, toute l'humanité, toute la création vivent depuis le début du monde dans le malheur. On ne peut pas ne pas en souffrir si l'on en prend conscience. Si l'on n'en prend pas conscience, on en souffre quand même, moins consciemment. Naître et mourir et entre la naissance et la mort tuer pour manger, cela n'est pas admissible. J'allais dire, cela n'est pas 'naturel'. La Création est ratée. Elle est à refaire. Les Livres saints ne nous parlent-ils pas d'un monde renouvelé? Cette situation tragique de l'homme, ce mal de vivre est un fait qui ne provient ni du capitalisme ni de la pensée judéo-chrétienne. Les Hindous, les Chinois, les pré-Colombiens, tous les vestiges qui nous restent des civilisations archaïques ou dites primitives, nous prouvent que cette condition au moins inconfortable, a été dénoncée ou décelée depuis toujours. La condition sociale ne fait qu'atténuer un peu ou aggraver un peu ce malaise fondamental d'être dans le monde et toute vie est souffrance. Les animaux eux-mêmes souffrent; l'univers entier est souffrance; agression, défense, c'est cela l'essentiel de la vie. Nous nous débattons, nous nous battons, les uns contre les autres, nous nous dévorons les uns les autres, il faut tuer pour manger car nous vivons en économie fermée et rien ne nous vient d'ailleurs. Aucun être n'accepte sa mort. Pour chaque être, homme, animal, plante, sa propre mort s'identifie à la mort universelle. Chacun agonise pour tous et pour tout. Nos molécules s'entre-dévorent également. Si on regard une goutte d'eau ou une goutte de sang au microscope, on y voit la guerre, le destruction, la tuerie. Une fourmi séparée des autres fourmis sent la menace, est angoissée, essaie d'échapper à sa mort individuelle. Les bataillons d'inscectes se font la guerre, ragent, se font mal, se tuent. C'est la loi de la nature, c'est la loi de la vie, voilà ce que l'on nous dit. Voilà aussi ce que l'on n'accepte pas, c'est justement contre cette loi que je m'insurge. C'est cela qui doit être l'objet fondamental de notre révolte. Et puis après, s'Il lui prend envie de créer un nouveau monde, au moins qu'Il s'y prenne autrement. Aucune révolution économique ou politique n'a réussi à abolir cette tragi-comédie existentielle. Je crois à l'irrémédiable faillite des révolutions, elles ne font qu'enfoncer l'homme davantage dans son malheur.

Qu'on le veuille ou non, ni Beckett ni les grands écrivains et artistes de notre temps et des autres temps, Kafka, Dostoïevski, Céline, Borges, Proust, Faulkner, ni les philosophes comme Nietzsche ou Kierkegaard ne peuvent être compris sans la métaphysique ou la religion, sans le problème essentiel qui les a hantés, qu'ils n'ont pu résoudre et contre lequel ils se sont butés sachant qu'ils ne peuvent le résoudre. Les bouleversement historiques ne peuvent donc que nous conduire de mal en pis.

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Si le titre même de la première pièce de Beckett, "En attendant Godot", est suffisamment expressif et net, sa dernière œuvre, "Le Dépeupleur", n'est pas moins lumineuse; il s'agit dans ce texte, dantesque, court et parfait, de la longue, interminable agonie de l'humanité entière jetée, abandonnée, dans ce trou qu'est le monde ou dans les limbes, cherchant péniblement à remonter vers les cercles supérieurs au-delà de ce monde justement, vers un ciel ardemment désiré et inaccessible. Tout Beckett a pour thème la plainte de l'homme contre Dieu, c'est ainsi que je l'ai dit il y a plusieurs années, l'expression s'est répandue, celle de l'image de Job sur son fumier. Le théâtre ne peut évoluer sans qu'il soit dépolitisé. La politisation infantile du théâtre dont nous parle René Kalisky dans un des derniers numéros des "Cahiers Renaud-Barrault", dans un texte capital passé naturellement inaperçu, constitue l'impasse du théâtre actuel, la barrière que n'ont pu franchir les auteurs actuels. Ce n'est pas la politique qui peut sauver le monde. Les écrivains d'aujourd'hui tirent à côté. Le problème fondamental, celui de l'existence, celui de la condition non pas politique mais métaphysique de l'homme, ne peut non plus être résolu. Mais au moins ce problème nous éclaire vis-à-vis de nous-même et nous fait comprendre quelle est notre situation véritable, nous fait prendre conscience de ce que nous sommes et de ce que nous ne voudrions pas être. Nous sommes aliénés c'est sûr, mais non pas seulement par notre société. Nous sommes nés aliénés. "Le Dépeupleur" de Beckett est l'image exacte, lucide, de notre situation d'agonisants, de notre ignorance. Toute l'œuvre de Beckett est agonie, un long gémissement, l'image de l'impuissance de l'homme, notre refus d'assumer la Création, et notre état. Peut-être que l'œuvre de Beckett n'est pas assez ironique, elle aurait pu être davantage une sorte de sarcasme métaphysique.

Mais puisque, finalement, consciemment ou inconsciemment, nous sommes en attente, peut-être quelque chose viendra, peut-être demain. Peut-être, comme l'espèrent les clochards de "En attendant Godot", que l'ange qui vient annoncer que ce n'est pas pour aujourd'hui qu'il va venir, viendra dire une fois que demain c'est devenu aujourd'hui. Nous l'espérons d'une façon désespérée.

Il paraît que le mécréant André Gide avant de mourir aurait dit: "Je fais confiance." C'est ce qu'il faudrait; faire confiance. C'est plus difficile que de faire méfiance. Beckett et impatient. Moi aussi. Mais un jour, tout cela sera loin, bien loin de nous. Pour le moment, Beckett nous réapprend que l'homme est un animal métaphysique ou religieux. Sans la métaphysique, nous ne serions rien.

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Lire intégralement dans: Eugène Ionesco, 1977, "Antidotes", pages 207-212.

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