Eugène Ionesco et la politique
Alors que, vers la fin de mon adolescence et en tant que jeune adulte, je considérais avec respect et appréciation certaines figures politiques de cette époque, Eugène Ionesco, à la même époque et jusqu'à la fin de sa vie, exprimait une vision extrêmement négative de la politique et de l'État. Jusqu'au tournant du siècle, j'aurais probablement été en désaccord avec ses propos. Ma conception de l'État était indissociable de moi-même ; je me considérais comme une partie, même infime, du tout. Et les résultats du processus politique ont été impressionnants. Depuis une vingtaine d'années, « l'État » ou « la politique », à mon avis, a été victime d'erreurs successives, dont les conséquences sont de plus en plus visibles et tangibles, et je n'y peux rien, en tant qu'individu. Le respect et la reconnaissance se sont transformés en étonnement et effroi.
Ce sont peut-être les réactions politiques face au malaise croissant de la population qui pourraient nous éclairer comment les mots d'Eugène Ionesco devraient être classés aujourd'hui. La politique, aborde-elle les problèmes, dont elles sont largement responsables, et révise-elle les faits objectivement vérifiables, ou tente-elle de faire taire les critiques croissantes et d'établir leur propre version de la vérité ? Malheureusement, ni les propos du dramaturge ni mes propres observations ne suscitent beaucoup d'espoir.
Considérons-nous quelques citations sélectionnées d'Eugène Ionesco dans diverses publications. Pour un contexte plus large, veuillez vous référer aux sources indiquées sous les citations.
En principe, la culture est indissociable de la politique. La culture, la politique sont notre vie.
– « Pour la culture, contre la politique », p. 5
Mais la politique, qui devrait être la science ou l‘art de l‘organisation de nos rapports pour permettre la vie en société, la vie proprement culturelle, la politique a pris à notre époque le pas sur les manifestations de l‘esprit.
– « Pour la culture, contre la politique », p. 5
Mais, si la politique est l’organisation de toute société possible, elle est devenue anarchiquement de l’organisation pour l’organisation ...
– « Pour la culture, contre la politique », p. 5
Se développant donc en empiétant sur les autres activités de l’homme, elle a rendu l’humanité folle. La politique n’est plus qu’un combat insensé pour le pouvoir, mobilisant et monopolisant toutes les énergies de l’homme moderne.
– « Pour la culture, contre la politique », p. 5
… le marxisme était une doctrine unitaire devant favoriser grâce à l’action politique, une libération de l’homme et de l’esprit permettant à celui-ci, en toute liberté, la connaissance philosophique ou scientifique, l’interrogation sur nos fins dernières. Au lieu d’un dégagement espéré, la politique et devenue engagement fanatique et obtus, refus de critique et de toute mise en question.
– « Pour la culture, contre la politique », p. 6
Je me demande quelle expérience veulent faire les Français en votant pour la gauche. Rendre les gens plus pauvres ? Comme ça, il n’y aurait plus de jalousies, il n’y aurait plus de rivalités. Être dirigé pour ne plus avoir à penser ?
– « Ruptures de silence », p. 21
… j’ai pensé souvent que la politique est une affaire trop sérieuse pour la confier à des politiciens. J’ai pensé que les savants ne savent pas grand-chose, mais qu’ils en savent quand même un peu plus que nous, que moi, l’homme quelconque. J’ai souvent pensé à ça, mais quand je m’aperçois que les plus grands philosophes, récemment, comme Heidegger ou d’autres, étaient des nazis, comme je m’aperçois que les hommes de science se font les serviteurs de la politique, je me demande alors si l’on peut confier quoi que ce soit à qui que ce soit.
– « Ruptures de silence »,, p. 75-76
Voici des gens que je ne comprends pas, ce sont les politiciens qui aiment le pouvoir, et je me demande toujours ce que c’est que le pouvoir.
– « Ruptures de silence »,, p. 81
Je disais, il me semble, que l’on devrait donner le pouvoir aux gens qui n’aiment pas le pouvoir, oui, qui n’aiment pas le pouvoir. Il faudrait que tout le monde considère qu’administrer est un service public, une sorte de corvée, et que cette corvée se fasse comme une corvée très temporaire.
– « Ruptures de silence »,, p. 82
On a souvent dit que je parlais beaucoup de ‘mon’ angoisse, je crois plutôt que je parle de l’angoisse humaine que les gens essaient de résoudre par des moyens inappropriés en se débattant dans la grisaille quotidienne ou dans le malheur et qu’ils se trompent enfermés qu’ils sont dans les impasses de l’histoire et de la politique des exploitations, de répressions, des guerres.
– « Pourquoi j’écris », p. 18
Une fraternité fondée spirituellement est plus sûre qu’une fraternité ou une camaraderie fondée sur les partis politiques.
L’interrogation sans réponse est plus sûre, plus authentique, finalement plus utile que les réponses fausses ou partielles que prétendent nous donner les politiciens …
– « Pourquoi j’écris », p. 36-38
La politique est aliénation, elle ne peut-être vécue que comme le reflet de passions, analysables ou non, qui la dirigent, qui la dominent, qui font de font de nous des pantins.
– « Pourquoi j’écris », p. 42
Ce n'est pas la politique qui peut sauver le monde. Les écrivains d'aujourd'hui tirent à côté. Le problème fondamental, celui de l'existence, celui de la condition non pas politique mais métaphysique de l'homme, ne peut non plus être résolu. Mais au moins ce problème nous éclaire vis-à-vis de nous-même et nous fait comprendre quelle est notre situation véritable, nous fait prendre conscience de ce que nous sommes et de ce que nous ne voudrions pas être. Nous sommes aliénés c'est sûr, mais non pas seulement par notre société. Nous sommes nés aliénés.
– « Antidotes », p. 209
Ainsi, si la politique sépare les hommes, puisqu’elle ne les réunit que d’une façon tout à fait extérieure, le coude à coude des fanatiques aveugles, si le fanatisme est aveuglement, la culture, et l’art tout spécialement, nous réunissent tous dans la conscience de notre angoisse commune qui constitue notre seule fraternité possible, celle de notre communauté existentielle et métaphysique.
– « Pour la culture, contre la politique », p. 24
La culture est l’épanouissement de l’individu.
– « Pour la culture, contre la politique », p. 15
L’État est devenu une machine énorme qui broie les individus.
– « Pour la culture, contre la politique », p. 18
Je crois que même les hommes politiques sont angoissés, et je crois qu'eux-mêmes savent que tout est dérision et que finalement tout est inutile.
– « Un homme en question », p. 7
Par souci d'antipolitique, j'ai fait – comme je l'ai dit tout à l'heure – moi-même de la politique, parce qu'être contre la politique, c'est encore faire de la politique.
– « Un homme en question », p. 9
Dans notre monde déspiritualisé, la culture est encore la dernière chose qui nous permette de dépasser le monde quotidien et de réunir les hommes. La culture unit les hommes, la politique les sépare.
– « Un homme en question », p. 30
Il y a eu deux sortes de tempérament : artistique et scientifique. Il y a aussi une troisième sorte d'homme, les politiques. Ceux-ci n'entrent dans le champ d'aucune culture. Installés sur le faîte, ils ne sont vraiment nécessaires que pour les travaux d'une troisième catégorie, la moins importante, la cuisine de la société. Ils doivent être simplement les distributeurs de confort.
– « Un homme en question », p. 59-60
Puis-je, en pensant un peu à Spengler, affirmer que je crois que c'est bien de la lutte pour l'imperium mundi qu'il s'agit à présent. Des empires coloniaux se disputent la possession du monde. Économiquement ou politiquement, ou militairement, les grands empires occupent, colonisent, s'arrachent les nations. A chaque fois, bien entendu, on occupe pour « libérer ». Il s'agit bien d'une guerre planétaire pour la conquête du monde. Il ne s'agit pas, je le répète, de faim, de soif, ou de justice, les problèmes économiques eux-mêmes sont secondaires, ce qui anime les hommes politiques du monde entier, c'est cette soif plus forte que toutes les soifs qui est celle du pouvoir.
– « Un homme en question », p. 69-70
Les meneurs politiques n'aiment pas les hommes. Nous avons dit qu'ils voulaient tout simplement en faire leurs instruments.
– « Un homme en question », p. 71
Ce n'est pas au nom de l'amour, ni pour l'amour que se font les révolutions. L'amitié est une notion que la politique a proscrite.
– « Un homme en question », p. 72
Les idéologues politiques et les hommes politiques ont affolé le monde entier. Tout le monde est malade de politique, de révolution, de fureur. A peine une révolution réussit-elle à transformer une société délabrée en société infernale, qu'une autre révolution est envisagée envisagée pour renverser cette société, au moment où elle est devenue beaucoup moins infernale et pour en constituer une autre véritablement infernale et ainsi de suite. Le jeu des révolutions. Cette manie est monotone, accaparante en plus. Les hommes ne peuvent plus avoir l'esprit ailleurs, embourbés qu'ils sont dans la politique.
– « Un homme en question », p. 111-112
La science. La conquête de l'espace entre dix mille autres choses devrait ouvrir les yeux des hommes sur leurs possibilités et leur immense puissance, l'immense puissance de l'intelligence. Comment peuvent coexister à la même époque de si grands savants et Amin Dada, comment peuvent coexister Raymond Aron et Bokassa, comment ont pu coexister Einstein, Staline et Hitler ? Comment à notre époque où tant de vérités objectives ont pu être révélées avec les soixante années de passions et de mensonges qui ont permis de cacher les réalités soviétiques ? Comment la passion politique n'a pu être pulvérisée par l'esprit scientifique ? Comment un savant peut-il être lui-même par ailleurs un passionné du pouvoir, un passionné de la politique, un consentant de l'aveuglement.
– « Un homme en question », p. 134-135
Idéalement, l‘administrateur de l‘Etat devrait être un ordinateur.
– « Pour la culture, contre la politique », p. 12